" Des pensées tout azimut
Je me demande ce qui pourrait amener « chorégraphiquement » les gens d’une rive à l’autre, à passer le pont, à découvrir les hangars, les docks et à arriver jusqu’ici ? J’essaye de repérer les détails parce que finalement , entre un regard d’architecture ou d’urbaniste, et un regard de chorégraphe, ce qui compte c’est d’être rempli de son environnement.
Je pensais aussi à un travail effectué par Trisha Brown avec des bâtons d’aïkido. J’imaginais un groupe de gens ayant envie de se prêter au jeu et essayer de venir doucement,en faisant une ligne parfaite, jusqu’ici. Après, je me disais : comment combiner les deux et créer une chaîne de réactions. … J’étais très occupée dans ma tête ! Qu’est-ce que le lieu génère en moi ?
Un espace ludique
Ici, le paysage me fait penser aux cartes postales des années 50 que j’ai pu voir du Havre, les bassins étaient utilisés pour se baigner. C’est un peu comme si les adolescents que nous voyons voulaient faire revivre cette belle idée, je compte sur eux pour être visibles ! Inconsciemment, ils suggèrent de réinvestir davantage le côté ludique des bassins et le rassemblement des gens.
La question de la pollution réglée, tout se prête à la baignade. Ce qui apporte une sensation d’ouverture vers le ludique, c’est cette surface de pelouse toujours bien tondue, cet espace ouvert ; libre à chacun de savoir ce qu’il a envie d’y faire : jouer aux boules, faire un pique-nique, faire du tai-chi. Il va bien avec les buildings contemporains.
Une découverte hasardeuse
C’est un lieu que j’ai découvert l’an dernier. On avait un parcours qui nous amenait au hasard quelque part : dès que l’on voyait un oiseau, il fallait le suivre, ou si le vent tournait, il fallait tourner. On s’était retrouvés là en partant du centre chorégraphique. Il y avait des hommes qui se reposaient, qui fumaient, on voyait qu’ils faisaient un travail physique. Nous, on avait, de par le petit exercice qu’on s’était donné, la tâche de se mettre en lien avec des gens sur notre chemin. On est allés leur demander ce qu’ils faisaient, et ils nous ont fait visiter ce hangar avec les rénovations de bateaux. Ça a été estomaquant. Ils nous ont expliqué le bateau de Jacques Brel, celui de la femme de De Gaulle... et d’un seul coup, il y avait une petite pièce en plastique avec des spots, très scénographiée, c’était le bateau du « chef » de l’équipe.
Alors, quand je passe par là, je pense plus aux gens et à ce qu’ils y font, à ce qu’ils ont partagé avec nous parce que ça n’a pas duré 5 minutes ces explications. Pour moi, c’est un lieu qui appartient de manière très affective aux personnes qui retapent les bateaux. Il y a un truc un peu magique ici.
Les espaces de rénovation de bateaux, ce sont des lieux que j’ai visités dans mon enfance ou mon adolescence. Parfois, j’ai participé à la rénovation de bateaux, je me suis souvent dit : s’il y a des gens qui sont un peu perdus dans leur vie, ils devraient arrêter ce qu’ils font et venir réparer un bateau. On est au plein air, dans des paysages souvent inspirants, et ça régénère beaucoup.
Mauvaises herbes
Je suis assez insensible à l’histoire du lieu pour être honnête. Il faudrait que je le regarde plus longtemps, mais ce qui va attirer mon œil, me toucher, c’est quand j’observe les détails. Le fait que ce soit une friche, ça me fait penser à Marc qui est venu nous aider sur notre terrain, avec sa débroussailleuse. Il était là pour raser, et puis il a commencé à contourner plein de plantes sauvages qu’on aurait tendance à appeler mauvaises herbes, en les nommant toutes, et d’un seul coup, elles sortaient du lot. Heureusement qu’elles sont restées.
La ville moderne
Dans mon cadre, le garçon est à peu près au centre, et derrière lui, il y a écrit : « boutique à louer ». Il a une posture qui serait intéressante comme point de départ. Il s’est assis là, peut-être d’une manière un peu neutre pour lui, mais il a l’air d’être en méditation. Depuis quelques secondes, il prend connaissance de son corps et de son ossature, en allant du côté gauche et droit, en balançant sa colonne vertébrale. La pancarte derrière, « à louer boutique », c’est plutôt le hasard qu’elle soit là ; et mise dans le contexte, ça me fait penser à notre période un peu fragile, c’est comme une petite tension qui se met entre un humain et une situation ébranlée. Je les mets en duo, mais aucune réponse n’en sort, c’est juste ces deux trucs-là qui m’ont sauté aux yeux.
Je me souviens d’un film, c’étaient des mémoires d’enfance d’une fillette venue en vacances au Havre dans les années 50. Ça représentait la ville du futur, la ville du bonheur, c’était très coloré. Dans le film, il y a quelques secondes où on voit les bassins du centre-ville utilisés comme des piscines, et aussi, chose qu’on voit moins aujourd’hui, les toits plats utilisés avec des chaises longues par les habitants ; c’est un truc qui parait un peu modèle à New-York ou à Berlin, tous les toits sont utilisés ; on parle de ça comme du futur alors, qu’en fait, les gens le faisaient dans les années 50. C’est un cycle.
L’industrie portuaire, les grues ne me sautent pas aux yeux ici. Je me sens plus dans un nouveau quartier, réaménagé. J’ai vécu 15 ans à Berlin, il y a des quartiers qui ressemblent un peu à ça. C’est l’image de la ville moderne dans des lieux très lumineux, dégagés, avec des grandes friches vertes ou des canaux, des bassins. Quand j’arrive, cette pelouse, ces nouveaux bâtiments... je ne pense pas trop aux hangars et à leur histoire. Ici, ça n’a ni passé, ni futur, c’est un peu en suspens.
Prendre soin
La méthode des Gens des lieux n’est pas en noir ou blanc, il ne s’agit pas de transformer un lieu en boom touristique, mais c’est plutôt d’aller du singulier au singulier, du particulier au particulier. Je peux imaginer que l’idée c’est d’ouvrir des portes pour se rendre compte mais pas d’éventrer un lieu. Il y a pas mal de richesses dans cette ville dont les gens ne sont pas toujours conscients, ce qui les rend modestes, mais c’est ce qui fait que ce n’est pas dénaturé. Alors, ces approches subtiles pour qu’il y ait du mouvement sans que l’on regrette ce qu’on pourrait aménager, c’est juste.
Le mot qui vient à l’esprit concernant ce lieu c’est y mettre du soin... Ici, il y a eu un soin à vouloir faire quelque chose de bien. On est dans une période où beaucoup, sauf ceux qui ne veulent pas se l’avouer, sont un peu perdus, et chacun à son niveau doit retrouver ce qui a de la valeur dans sa vie et dans ce qu’il fait. Bien sûr, quand on est danseur et qu’il y a une grande pandémie, d’un seul coup, on se demande presque à quoi sert la danse. Ce n’est qu’ en pratiquant des petites choses, et en les faisant avec soin, qu’on s’est rappelé, et remis à respecter les choses qui structuraient notre quotidien, à être concentrés sur ce qu’on est en train de faire. Réaménager la surface qui était devant le phare qui est notre lieu de travail, quasiment en jardinant, en allant dans des détails, ça nous calmait à l’intérieur. Les gens ressentaient qu’on faisait attention à quelque chose. Ça crée du lien, c’est quelque chose de chaleureux de prendre soin des choses, des uns et des autres même avec des personnes qu’on ne connaît pas du tout. Prendre soin, c’est aussi dans les discussions c’est faire en sorte qu’il y ait une différence entre le moment où on s’est rencontrés et le moment où on s’est quittés.
Il y a comme un fond sonore assez lourd, comme on peut imaginer les paquebots qui passent avec beaucoup de poids, et d’inertie. C’est calme. C’est un beau lieu qui a un potentiel. S’il y a quelque chose à développer ici, dans la période qu’on est en train de vivre, il faut vraiment réfléchir à ce qu’on va apporter aux gens qui habitent là, à ceux qui vont venir visiter, aux nouvelles générations. Je pense que si on essaye tous d’en tirer des fils intéressants, cette période dans laquelle on est, c’est faire ressortir ce qui est essentiel.
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Malgven, le 3 juillet